Madame ou Mademoiselle Ndiaye,
Je suis très heureuse de votre lettre et surtout des effets de votre lettre. Ces jeunes hommes ou femmes qui vous répondront sont ceux qui sont las de constater que rien n'avance. Mais ce n'est qu'illusion. Nous savons tous que la descente aux enfers va bon train. Pas de remontée pour l'instant. Malgré tout, ils ont fait l'effort extraordinaire de ne pas laisser votre pensée comme une poussière spatiale parce que, qui sait, elle pourrait brûler au soleil.
A mon tour, je vous invite à vous asseoir de nouveau à votre table de travail. Fermez les yeux ou laissez-les ouverts, ce qui vous sied le mieux. Voyez cet immense tableau noir devant vous. Vous n'y voyez que dalle. C'est normal. Vous regardez seulement le point blanc sur ce grand tableau noir. Ce tout minuscule petit point vous tourmente. Vous l'avez vu. Vous l'avez transcendée pour nous interpeller. Je comprends, c'est le "Pays de montagnes". C'est ce que veut dire son nom. Le nom de la terre où je suis née. Mais, mon amie, tout ce noir tableau qui entoure ce Pays de montagnes, c'est l'humanité toute entière. C'est toute notre planète depuis que les humains y sont apparus, tout inclus (préhistoire, antiquité, moyen-âge et j'en passe). Pourquoi de si loin vous ne regardez que le point blanc sur cet immense tableau. L'imperfection de mon pays vous dépasse. Moi aussi. Il est comme ce fruit écrasé et malgré tout, je continue de me dire que celui qui a marché sur ce fruit va se baisser, le ramasser, le laver et même le déguster. Il pourrait aller jusqu'à partager la meilleure partie qui reste. Non, aujourd'hui, on nous fait croire qu'il n'est bon qu'à jeter. L'humanité est prompte à jeter vous le savez.
Vous semblez croire que nous avons perdu notre noblesse naturelle. On nous a décoiffé de notre grandeur, celle du marron, un inconnu de notre histoire. Il y a sans doute des milliers de faits qui parlent de notre déchéance et que les regardant de loin, notre cause semble à jamais perdue.
Tournez-vous de nouveau vers cet immense tableau noir. Cette humanité. Eh bien, elle n'est pas si humaine que cela. Le tableau noir est pavée d'histoire d'Haïti. Ça y ressemble tellement qu'un jour la Terre pourrait bien s'appeler Haïti. C'est pour cela que je suis profondément persuadée que vous, la première, aurez bientôt envie de demander aux pays d'Afrique ce qu'ils peuvent faire pour Haïti. La terre de nos ancêtres africains se souvient-elle des noms des hommes et des femmes emportés au loin jusqu'au Pays des montagnes? Si vous l'aviez fait, on vous aurait sans doute réduite au silence, croyez-en ma vieille expérience.
Dans notre histoire, les comptes se sont réglés comme ailleurs, pas mieux. Jean-Jacques fut réduit en morceaux. Comme vous le voyez les comptes, dans notre humanité toute entière, sont souvent au débit. C'est pour cela que je suis fière de ce que nous avons fait et qui nous mériterait bien le tapis rouge sur toute la planète. Je n'ai jamais honte de ce que nous sommes devenus parce qu'un jour ou l'autre, nous ne savons pas pourquoi, ni comment, nous nous relèveront. Il en a toujours été ainsi dans l'histoire de l'humanité. Dans toutes les races, sur toute notre Terre Mère ils s'en trouveront toujours ceux qui voudront détruire les fils de ceux qui ont relevé la tête. Le risque est là aussi pour eux, qu'en voulant détruire, ils se retrouvent écartés de la route de la construction d'un monde meilleur.
Il y a des règles, mon amie, qui ne changeront jamais. Celle qui prévaut toujours est l'impermanence. Tout change. Heureusement.
Ne vous inquiétez pas. Vous n'avez pas tourné le fer dans la plaie. Vous nous avez rappelé ainsi qu'à nos descendants que nous sommes comme nos ancêtres, tous des marrons inconnus. Nous travaillons, même lorsque nous ne le savons pas, à nous forger une âme qui retrouvera son humanité. Notre peuple n'a plus besoin d'étonner le monde, mais il le refera.
Merci de m'avoir donné l'opportunité de vous faire comprendre que nous ne sommes ni maudits, ni réduits à notre plus simple expression. Mon cœur est plein de confiance en l'avenir, même si personne ne semble voir que, ce qui semble être notre malchance, se révélera un jour être notre chance. Pensez à toutes ces montagnes qui seront sainement labourées sans OGN... Amusant, n'est-ce pas? Je serai sans doute passée quand cela arrivera mais, croyez-moi, le meilleur est à venir pour Haïti.
Ghyslaine Bouchereau
Retraitée au Canada