"J’avais 15 ans. Je faisais l’école buissonnière sous les bancs du Collège Jean-Price Mars lorsqu’un camarade de classe décida de me recruter pour l’aider à renverser Baby Doc. Il avait 16 ans mais il s’imposa à moi comme Professeur agrégé de sciences politiques. Il avait une tête à la Frankétienne. Une tête à la Danton. Une tête grosse comme ça, comme si son cerveau avait besoin de plus d’espace que le commun des mortels.
Mon camarade de classe était un pied-poudré, une bibliothèque ambulante. Il distribuait çà et là à Martissant Black Boy de Richard Wright, Radiographie d’une Dictature de Gérard Pierre-Charles, Compère Général Soleil de Jacques Alexis. Mon « camarade de bronze » était une discothèque ambulante. Il se gavait de Brel et de Ferré. Il arpentait les rues rocailleuses de Martissant au rythme d’une chanson de Ferrat : C’est un Joli Nom Camarade.
J’avais les oreilles en trompette. Il me faisait écouter en sourdine, dans la clandestinité, Mon Pays que Voici d’Anthony Phelps. J’étais confus. Je me demandais comment un être humain pouvait-il avoir une telle voix, un tel talent de diseur et d’esthète. J’avais 15 ans. Je venais à peine de laisser le Collège Frankétienne au Belair où j’obtenais des notes catastrophiques en français. Je m’en plaignais amèrement à Man Fifine. J’accusais Maître Pongnon d’avoir une dent contre moi. Je pleurais terre-pois, terre-maïs.
Maman comprit tout de suite que je souffrais d’un cas aigu de déficience francophone. Le jour des examens, elle me donnait à boire de l’eau sucrée pour consolider ma mémoire du passé antérieur. Comme elle avait faim d’instruction pour moi, elle décida de me changer d’école et de me mettre à la diète de cervelle de bœuf.
Au Collège Jean-Price Mars, je m’entendis mieux avec le sympathique Raymond Philoctète, professeur ès lettres, grand humoriste devant l’Eternel. Un jour de novembre, il annonça à la classe une nouvelle subversive. La chute d’un dictateur grec au nom étrange mais familier : Georgios Papadopoulos. Il prit soin d’ajouter que c’était amusant « A cause du Papa, du do, de la poule et de l’os. »
C’est à la lanterne de Maître Philoctète que j’appris à apprécier l’essence des mots. Les mots ont leurs secrets ; les mots ont leurs parfums.
Je vivais tant mieux que mal à Martissant (Cité Manigat pour les vieux de la vieille) où je pratiquais la cueillette des fruits de mer, l’observation des dauphins et des lézards. Dans les jardins jurassiques du Champ de Mars, Papa Doc avait snobé les dinosaures duvaliéristes pour faire de son fils Jean-Claude-19 la nouvelle incarnation de Tyrannosaurus Rex.
C’était un temps si ancien que les chiens et les chats vivaient plus longtemps que les êtres humains. Après tout, les chats n’avaient pas de prédateurs naturels sinon que les tafiateurs et les joueurs de dominos. A Martissant, les chiens chassaient les voitures suspectes dont ils ne reconnaissaient pas les plaques d’immatriculation.
En ce temps-là, les nouveau-nés avaient une aversion envers la vie comme si la vie elle-même sous Duvalier était devenue une maladie insupportable. Un mal-mouton impénitent, une fièvre dengue, une fièvre aviaire transmise par le vol des pintades.
C’était un temps si longtemps, si archaïque, que les rues n’avaient pas de noms officiels. L’une des moins poussiéreuses de Martissant s’appelait Ruelle Bourrique. C’était une manière affable de rendre hommage à l’un des notables de notre quartier : le mulet de la belle mambo, Madame Chéry.
Parmi les célébrités de Martissant il y avait certes Nemours Jean-Baptiste, mais le mulet de Madame Chéry était mieux connu que l’excellent poète Magloire St-Aude. Le mulet avait une grande passion pour la musique des Beatles. Toutefois, il perdait la tête et poussait des plaintes élégiaques lorsqu’il entendait à la radio la chanson de John Lennon :
« Suddenly, I am not the man I used to be…»
C’était à n’y rien comprendre.
Je ne suis pas superstitieux pour un sou, mais je me demande parfois si ce n’était pas un autre cas de réincarnation. Il est vrai que les bourriques parlaient français dans les fables de la Fontaine. Mais une bourrique anglophone à Martissant ? C’était du jamais lu.
Mon camarade Reynold Lamarre avait une bonne raison de vouloir faire la Révolution. Son père avait été assassiné par un tonton macoute. Il portait dans son cœur des tatouages, des cicatrices indélébiles. A ses yeux d’adolescent camoquin, j’avais une qualité : un prénom. Et comme si cela ne suffisait pas, j’avais aussi un oncle qui portait le nom d’un guérillero nicaraguayen : Sandino. Cela promettait.
Dans son for intérieur de jeune rebelle, il se disait : « Voilà ma gloire ! ». Il avait pour moi un projet grandiose. Un projet épique dont j’ignorais la magnitude. Il me voyait déjà au sommet du Morne l’Hôpital en train de combattre avec lui les troupes de choc de Baby Doc. A quinze ans je n’étais qu’un enfant timide qui grandissait dans les « plis de la robe » de Man Fifine à la cadence du Jazz des Jeunes de Gérard Duperville. Maman et moi fredonnions en chœur : « Mai, fleur de mai, le printemps rassemble des voix pour bercer de chansons nos tendresses. »
Maman aimait cette chanson parce que j’étais né au « mois d’aimer. » Nous riions à belles dents de nos amours. Nous nous entendions comme Còcòtte et Figaro. J’étais un fils à maman. A seize ans, Reynold Lamarre était prêt à écrire avec son sang une nouvelle page d’histoire.
Il savait choisir ses mots et orienter le dialogue.
_Les monstres ont mangé mon père. Et toi, tu n’as pas perdu de parent ?
_J’en ai perdu deux : mon oncle Robert, fignoliste, et ma tante Anne-Marie qui ne sut jamais pourquoi on l’assassinait.
_Nous sommes tous à l’article de la mort. Nous sommes jeunes. Il faut faire quelque chose.
_je sais. J’ai failli mourir juste avant ma naissance. Ma mère a été cernée par des macoutes sur le chemin de la Maternité Chancerelles. Les hommes en bleu ont cru qu’elle avait une bombe dans le ventre.
_ Je vais continuer à travailler avec toi à une condition.
_Laquelle ?
_A condition que tu deviennes un réel lecteur. Autrement, tu prendras de l’âge mais tu resteras toujours un p’tit « moun ».
J’avais 15 ans, il en avait 16. Il cherchait des disciples. Il se prenait déjà pour mon maître à penser.
En ce temps-là, je n’avais pas grand goût pour la lecture. Mes yeux avaient soif d’images. J’avais fait mes premières armes dans les bandes dessinées. J’étais perdu dans les aventures de Captain Miki, Tarzan et Blek le Roc. L’idée de lire un livre sans images ne m’enchantait point. Je prenais mon plaisir textuel dans les rares romans-photos qui me tombaient sous la main. Aux abords du Ciné Sénégal et de la Basilique de Bernadette, je regardais à dessein le corps sage des saintes nitouches.
Mon camarade Reynold Lamarre m’apporta un jour un vieil exemplaire de Gouverneurs de la Rosée. Je ne comprenais pas trop bien la logique de ce titre. Gouverneurs de la Rosée ? Néanmoins, lorsque je lus la première phrase, j’entendis la voix de Roumain qui sonnait l’alarme : « Nous mourrons tous, les bêtes, les plantes, les chrétiens-vivants. »
Manuel Jean-Joseph me serra la main. Je fis connaissance avec Annaïse. J’évitai comme la peste Gervilen Gervilus. Quand je fermai le livre, Roumain était devenu un nouveau camarade.
Si ma mémoire est fidèle, le mot de la fin est toujours d’actualité.
« Il faut une grande coumbite nationale pour déraciner la misère et planter la vie nouvelle. »
Castro Desroches."
Un enfant du pays, emprunté d’un livre de Richard Wright que m’avait passé Reynold Lamarre (mort à la fleur de l’âge, sans avoir atteint la terre promise).
Castro Desroches.
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