Le 26 octobre 1879, Louis Étienne Félicité Lysius Salomon devient Président de la République d'Haïti. Il monte un gouvernement avec 28 hommes qui lui sont fidèles, il diminue le nombre des sénateurs et nomme un allié politique comme Président du Sénat. Si les intentions du président Lysius Salomon sont bonnes, ses méthodes posent néanmoins un véritable problème de violation des principes établis. Son attitude face au Sénat est vite considérée comme un Coup d'État.
Le président fait la promotion des nouveautés culturelles et politiques, il modernise le pays, mais le culte de sa personnalité et de la propagande est très élevé. Le régime est donc perçu comme un régime sinon dictatorial, du moins autoritaire. Certains historiens parlent de "l'ère Salomonienne".
En 1886, Salomon fait réviser la Constitution et se fait réélire président pour un autre mandat de 7 ans par les sénateurs. Entre 1887 et 1888, il y a eu des révoltes populaires qui sont violemment réprimées dans presque tout le pays. Au même moment, il se fait proclamer "président à vie" sans l'approbation des Sénateurs. Le sénat dans son ensemble s'oppose à la présidence à vie de Salomon. Les révoltes populaires spontanées font qu'il se réfugie à Pétion-ville où il organise sa contre-attaque.
Le 7 Août 1888, les leaders de l'opposition politique, à travers le Comité Révolutionnaire du Cap-Haïtien mené par Nord Alexis, Anténor Firmin, Cincinnatus Léconte, Némours Pierre-Louis et autres, dénoncent les mensonges de Salomon, les violations des droits fondamentaux, les actes de corruption du pouvoir et proclament la fin de règne de Lysius Salomon. Nous vous invitons à lire l'Acte de Proclamation:
"LIBERTÉ ÉGALITÉ FRATERNITÉ
RÉPUBLIQUE D'HAÏTI
PROCLAMATION
LE COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE DU CAP-HAITIEN
CONCITOYENS,
La Révolution proclamée au Cap, contre le gouvernement du général Salomon, a immédiatement gagné tout le département du Nord. Elle ira de triomphe en triomphe jusqu'à la Capitale. L'heure marquée pour la chute du tyran a sonné et il n'y pas un seul Haïtien qui puisse rester sourd à son écho. Depuis neuf ans, nous avons vécu sous un régime honteux et avilissant. Après que nos pères eurent accompli tant de hauts faits pour nous réserver une patrie où nous puissions vivre et développer nos aptitudes à l'ombre de la liberté; après que nous avons livré tant de luttes pour retirer notre pays des serres du despotisme, un homme a surgi avec le masque de l'hypocrisie qui, en trompant ennemis et amis, dans un moment de confusion, s'est fait élire à la première magistrature de l'Etat.
La République, fatiguée des mouvements stériles et des révoltes intempestives, avait soif de la paix et chacun oubliant franchement le passé, se montrait confiant dans un chef qui, à une réputation de capacité—usurpée, il est vrai, — réunissait une grande et une longue pratique de la civilisation européenne. Cette confiance semblait se justifier par le programme que publia le président Salomon, en prenant les rênes du Gouvernement, mais ce n'était qu'un leurre. Au lieu de la fusion que ce chef avait promise au Pays, en déclarant qu'il n'appartenait à aucun parti, on l'a vu peu à peu, infuser dans la République un esprit de méfiance et de terreur, qui est la mort de toute relation sociale. Les deniers de l'Etat détournés de leur destination naturelle font les frais d'un système d'espionnage poussé si loin qu'aucun citoyen n'a assez de confiance, même dans un ami, pour oser se plaindre d'une situation qui fait gémir chacun en silence.
Pour se perpétuer au pouvoir et en user en maître, le général Salomon parjure au serment qu'il a prêté, d'observer fidèlement la Constitution déjà modifiée à son gré, a, dès son entrée aux affaires, commencé à exercer des actes arbitraires attentatoires à toutes les libertés. Sur tous les points de la République, des citoyens paisibles ont été inquiétés, emprisonnés sans jugement. La plupart ont gémi des années dans les cachots de Port-au-Prince jusqu'au moment où le bon plaisir du tyran a décidé de les libérer. Des députés, des Sénateurs même ont été illégalement arrêtés et emprisonnés, sans autre justification que la volonté despotique du général Salomon. Jamais on n'a vu commettre plus de forfaits politiques, sans même pouvoir en appeler à la raison d'Etat. Le général Salomon, pour arriver à commettre impunément tant et de si criantes iniquités, s'est surtout servi des revenus publics qu'il a toujours considérés comme sachose personnelle.
Pour leurrer le peuple, il avait promis de fonder une Banque nationale qu'il annonçait comme un panacée administratif, économique et financier. Mais cette Banque, dont l'institution pourrait être sérieusement utile au développement du crédit public chez nous, est devenu purement et simplement une maison de spéculation faisant au commerce du Pays une concurrence déloyale, donnant, au Gouvernement le moyen de disposer des fonds publics dans le plus grand secret, et recevant sans compter les intérêts et autres bénéfices inconnus plus de deux cent mille gourdes par an, pour le service insignifiant de recevoir les valeurs qui appartiennent à l'Etat et de les remettre aux payeurs.
A l'aide de ce système, les finances de la République sont conduites avec une légèreté qui n'a d'égal que l'esprit de prévarication qui domine dans l'administration du général Salomon. On a vu dans le seul exercice 1885-1886 des dépenses injustifiées s'élevant à plus de sept cent mille gourdes. Il est déjà notoire que pour l'exercice 1886-1887 les dépenses injusfiées montent à cinq cent mille gourdes. Des discussions qui eurent lieu dernièrement à la Chambre des Députés, il ressort que plus de sept cent mille gourdes ont été tirées de la caisse publique, sans que le gouvernement ait pu donner des explications sur la sortie de ces fortes valeurs.
Qu'on le dise, concitoyens ! A quelle époque avons-nous jamais vu un gaspillage aussi scandaleux de l'argent du peuple. Se trouvant à l'étroit avec la circulation de la monnaie métallique qu'on ne forge pas à volonté, le général Salomon qui avait déclaré en 1882 que le papier monnaie est une plaie, n'a pas reculé devant une émission de papier monnaie, en 1884, sans qu'aucune raison sérieuse ail justifié une mesure aussi funeste sur la marche économique du Pays :
Concitoyens,
Pendant que le général Salomon dilapide ainsi les deniers de l'Etat traîtreusement engloutis dans les coffres de la Banque, tous les grands services publics restent en souffrance. Durant plus de quatre ans les employés du gouvernement n'ont pu toucher leurs appointements que sur un escompte ruineux, oscillant entre 43 et 60 %.
Les routes publiques dont l'entretien est d'une importance capitale pour le développement de la fortune nationale sont complètement abandonnées. Nous n'avons pas d'édifice public, nos villes ne sont ni nettoyées,.ni éclairées, et c'est grâce à une nature clémente que nous devons de ne point être empoisonnés par les miasmes méphitiques. Pour sentir toute la noirceur d'une telle incurie, il faut savoir que le gouvernement du général Salomon, en augmentant sans cesse les impôts de douane, est arrivé à disposer déplus de six millions de recette, tandis qu'avant lui le Pays ne payait que quatre millions environ. Avoir toutes ces déprédations, on dirait qu'Haïti est un de ces pays sauvages où le chef de l'Etat est maître des choses et des personnes, ou bien une monarchie absolue où le monarque est tout et le peuple rien.
En effet, nous avons une Chambre de Députés et un Sénat, mais ce n'est qu'une parodie du système parlementaire. Jamais le Corps Législatif n'a repoussé une loi ou une proposition du gouvernement quelque inconstitutionnelle ou quelque funeste qu'elle puisse être. Un peuple qui, réduit à un état de choses aussi misérable, ne ferait rien pour en sortir, serait considéré comme indigne de former une nation libre.
Concitoyens,
Au nom delà Liberté, nous faisons un appel solennel à tous nos compatriotes d'un bout à l'autre de la République. Après avoir longtemps souffert sous un joug despotique et humiliant nous touchons enfin au jour de la délivrance. C'est en nous réunissant sans rancune, sans esprit de parti, n'ayant pour tout lien que l'amour de la Patrie, que nous parviendrons non seulement à renverser le tyran, mais encore à relever notre pays de l'état d'abaissement moral et d'appauvrissement matériel où l'a jeté l'homme funeste du 23 octobre. Souvenons-nous, que l'année prochaine, en 1889,1e noble pays de France va célébrer avec un éclat sans précédent le grand centenaire de la Liberté.
Alors les principes immortels de la Révolution française dont l'écho a jadis traversé l'océan pour transformer nos chaînes en armes vengeresses, seront applaudis, acclamés par cent millions de voix partout où vit un peuple digne et libre. Quelle honte pour nous, si la présence d'un vieillard cynique et menteur suffisait pour courber tous les fronts dans la honte et l'humiliation, en nous empêchant de proclamer tout haut ces principes générateurs qui sont le phare de la civilisation. Quelle condamnation irrémissible de la race noire. Debout donc concitoyens ! Dilatons nos coeurs et nos poitrines trop longtemps comprimés sous le poids du despotisme et crions :
A bas Salomon ! Vive la Révolution ! Vive les Libertés publiques ! Vive l'Ordre ! Vive l'Union !
Vivent le Progrès et la Civilisation ! Donné à l'Hôtel du Comité du Cap-Haïtien, ce 7 août 1888.
Signé: MAGNY, NORD ALEXIS, MOMPOINT JEUNE, NEMOURS PIERRE-LOUIS jeune, ALFRED BOX, J. B. N, DESROCHES, ROMAIN GABRIEL AUGUSTIN, ANTÉNOR FIRMIN, DËMOSTHÈNE GENTIL, J. C. DANIEL, ST-MARTIN DUPUY, ST-AMAND BLOT, CINCINNATUS LECONTE, FUSCIEN DENIS, AUGUSTIN GUILLAUME."
Le 10 août 1888, les alliés de Salomon déposent les armes, tandis que Salomon s'exile à Cuba et est succédé par François Denys Légitime. Le 19 octobre, Salomon meurt à Paris à l'âge de 73 ans.
Pour études complémentaires, PROFILE AYITI vous recommande "Constitutions et luttes de pouvoir en Haïti, 1804-1987: La faillite des classes dirigeantes, 1804-1915, Claude Moïse, 1988".
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Notes de Charles Philippe BERNOVILLE
Président et directeur des recherches.